..."Allez-vous reposer, mes enfants, dans trois heures, il faudra partir pour la messe de minuit. Ce sera pénible, je vous le promets : la lombarde souffle, la neige fond et ne portera pas. Nous aurons à patauger pour passer la Croix du Col."
Ainsi parlait le vieux père Arnaud, d'Albiez-le-Vieux, à ses petits-enfants qui s'accrochaient à sa veste blanche. C'était la veille de Noël 1860, quelques mois après le plébiscite qui avait réuni la Savoie à la France.
D'ordinaire, les enfants obéissaient sans réplique au grand-père qui commençait à entrer dans la légende, pour avoir vu la grande Révolution et pour avoir chassé le chamois dans tout le pays des Arves.
Mais ce soir-là, Pierrot, le plus hardi de la bande, s'écria : "Oui, Pépé, nous y allons tout de suite, mais auparavant, dites-nous une histoire. Est-ce vrai qu'une fois le petit Jésus est venu chez nous, dans notre étable, comme pour le vrai Noël de Bethléem ?..."
- Oui, oui, mon petit, c'est vrai...Pierrot, te souviens-tu au mois d'août, nous avons traversé le col de la Saume, pour aller chercher nos moutons égarés dans les pâturages de Valloire ? La montée à travers les éboulis t'avait essoufflé, tu avais soif et tu as été bien aise de trouver là-haut, à 2600 mètres d'altitude, un reste de cornière de neige amoncelée par le vent. Tu as même ajouté : Comme il doit y avoir de la neige ici l'hiver, pour qu'il en reste au mois d'août. Personne ne peut passer ici sauf à la belle saison.
Je t'ai répondu : On peut passer partout, quand on a du courage et en risquant sa vie. A preuve, des gens l'ont fait....Regarde cette dalle à cinq mètres au sud du col, à côté de Valloire. As-tu vu les dates ?
Oui, elles allaient de 1792 à 1797....Je voulais y graver mon nom, vous m'en avez empêché en me disant que cette pierre était sacrée et que vous m'en donneriez l'explication plus tard.
C'est bien cela. Le col de la Saume a été très fréquenté pendant la Révolution. Les émigrés de France et les conscrits de chez nous qui voulaient servir le roi sarde, ne se hasardaient pas dans la plaine où ils se seraient fait prendre par les soldats de la Révolution. Par les Arves, Valloire et Valmeinier, on passait facilement du Dauphiné en Italie. Les prêtres surtout, qui étaient traqués partout, circulaient en tout temps d'une vallée à l'autre, pour accomplir leur ministère. Afin de s'avertir mutuellement, ils gravaient leurs initiales, avec dates, sur la pierre du col. C'est pour cela qu'elle est sacrée et qu'elle a toujours été respectée....Vous allez le comprendre mieux, mes enfants. Ecoutez bien.....
Le soir de Noël 1793 - j'avais onze ans - nous étions à la veillée chez les Opinel du Mollard. C'était comme ce soir : près d'un mètre de neige. Après une journée froide le vent avait tourné, la lombarde soufflait en rafales chaudes et décrochait des avalanches.
Les vieux discutaient et commentaient les décrets venus de Saint Jean de Maurienne, échangeaient les nouvelles des conscrits émigrés. Tout à coup, la mére Opinel qui venait de sortir sur le pas de la porte, s'écria qu'on entendait des appels dans la montagne. Dans un sursaut, les hommes furent debout. Qui pouvait bien crier à ces heures ? Quelque émigré surpris dans la nuit, peut-être par l'avalanche.
Je vois encore le grand colosse qu'était le père Opinel boucler ses raquettes et saisir sa canne : " Allons, dit-il, on ne laisserait pas un chien dans cette nuit, à plus forte raison, pas un homme. " Du coup, il partit, et cinq le suivirent aussitôt.
Ah ! nous n'avions pas l'envie de dormir. Tous ensemble, ceux qui restaient, nous commençâmes à réciter le chapelet.
Une heure après, Opinel et son groupe étaient de retour, portant, traînant un homme évanoui, à demi-gelé. C'était un homme à cheveux blancs, tout rasé, avec une grande blouse de maquignon. Pour un émigré, il avait l'air bien pauvre.
Tandis qu'on le frictionnait avec de la neige, un livre s'échappa de sa poche...du latin...un bréviaire....Etait-ce donc un prêtre ?
Bientôt l'homme revint à la vie, se remit peu à peu, puis très vite. C'était l'abbé J.E. Clément, curé de Valmeinier, qui voulait se rendre aux Arves et qui s'était égaré.
Quelle belle aubaine ! Si nous pouvions avoir notre messe de minuit ? On lui en parla. C'était facile. Le prêtre avait sur lui des hosties et nous, nous avions, cachés, tous les objets du culte de la chapelle du Mollard.
Quels hommes, tout de même, que ces prêtres de la Révolution ! Celui-là, à peine échappé à la mort la plus affreuse, ne pensait déjà plus qu'à son saint ministère. Il se mit à confesser les personnes qui le désiraient, pendant qu'on improvisait un autel dans une crèche de l'étable. Bientôt, toutes les veillées furent averties et ce fut un joyeux va-et-vient dans tout le village.
A minuit, la messe commença, pieuse, recueillie et là, sur la paille de la crèche, à côté du boeuf et de l'âne, tout comme autrefois à Bethléem, Jésus descendit chez nous....
Ah ! mes enfants, j'étais jeune alors, à peu près comme toi, Pierrot. Mais dussé-je vivre encore cent ans, je reverrais toujours la messe de minuit de 1793, chez nous...
Et de grosses larmes coulaient sur les joues du grand-père.
Les essuyant d'un revers de la main, il reprit à voix basse : " Maintenant, mes petits, allez vous coucher si vous voulez qu'on vous éveille pour aller à l'église tout à l'heure."
D. RICHARD
En cette semaine de Noël je vous invite à vous rendre sur le blog :
http://lesprieresdelhomme.blogspot.com/
afin de découvrir un Noël de Nicolas Martin, poète populaire de Savoie par excellence, puisque, depuis quatre siècles, ses chansons font retentir les échos des vallées savoyardes.
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